Realismum maximum !
Dans les studios de Cinecittà, les producteurs ont recréé Rome telle qu’elle était sans doute à l’époque de César : crasseuse et violente. Ce qui a coûtus bonbonus.
Tout ça n’est que du cinéma – et même de la télé –, mais on y croit. Dans une atmosphère lourde et poisseuse de poussière et de sang, on estourbit, fornique et complote à tout-va. D’Alésia, où Vercingétorix, vaincu, humilié, est contraint de s’agenouiller, nu, aux pieds de César, aux tortueuses et grouillantes rues de Rome maculées de graffitis obscènes et de tags en latin, tout n’est que violences, turpitudes et convoitises. Il y a bien le Sénat, où des hommes a priori de bonne compagnie veillent au maintien de la République. Mais, là aussi, on s’empoigne et on s’insulte comme n’importe quel mercredi après-midi à l’Assemblée nationale…
Nous sommes en 52 avant Jésus-Christ. Au terme de huit ans d’une fructueuse conquête de la Gaule, Jules César, jusqu’alors fidèle ami et allié de Pompée, commence à constituer une sérieuse menace aux yeux des patriciens : trop puissant, trop riche et surtout trop aimé par le peuple, qui voit en lui le plus sûr garant de la prospérité de leur cité. Ainsi démarre Rome, flamboyante série épique accouchée dans la douleur par la chaîne américaine HBO qui, après avoir passionné et divisé le public anglo-saxon, arrive en France. Le péplum, genre tombé en désuétude dans les années 60, a récemment connu un retour de flamme grâce à une salve de productions hollywoodiennes (Gladiateur, de Ridley Scott, en tête) plus ou moins convaincantes. Guère étonnant de le voir à présent pointer son glaive et ses sandales sur le petit écran.
« Tout a commencé il y a plus de huit ans lorsque j’ai revu l’excellente série britannique, I Claudius [Moi Claude, empereur, de 1976], raconte Anne Thomopoulos, la productrice à l’origine du projet. Je me suis passionnée pour la période, mais, comme spectatrice, j’étais frustrée. C’était brillant mais très théâtral et presque exclusivement tourné en intérieur. Je rêvais de voir les extérieurs, la ville, le pays, la population, afin de pouvoir me projeter pleinement, m’imaginer vivant à l’époque. » Anne Thomopoulos, qui comptait déjà à son actif l’audacieuse série sur l’univers carcéral américain, Oz, et sortait tout juste de la production de l’ambitieux (et abouti) Band of brothers, se mit en quête d’un projet à la hauteur de son rêve. Celui-ci atterrit sur son bureau à HBO sous la forme d’un scénario original concocté par un certain Bruno Heller. Et coécrit par une sacrée gâchette, John Milius, réputé notamment pour avoir signé le scénario d’Apocalypse now. Le récit, qui suivait au plus près le cours de l’Histoire à travers le regard et les destins de deux soldats romains (Lucius Vorenus et Titus Pullo, brièvement évoqués dans les écrits de César) emballa aussitôt les dirigeants de HBO. Les scènes de sexe, parfois d’inceste, à répétition, l’extrême brutalité de certaines séquences, un langage souvent des plus orduriers auraient rebuté plus d’un diffuseur. Pas HBO. La chaîne s’est depuis longtemps fait une spécialité de mettre à l’antenne des programmes qui ne craignent pas, au nom d’un traitement plus mordant et réaliste de sujets délicats, de heurter les sensibilités. Les Soprano et Deadwood, pour ne citer que les plus remarquables, sont déjà passés par là. Mais le projet de Heller et Milius nécessitait un budget faramineux. Un pari insensé qui est devenu à force d’obstination et grâce à une coproduction avec la BBC, la série la plus chère (cent millions de dollars pour la première saison) jamais tournée pour la télévision.
Avant que le tournage ne démarre à Cinecittà, Rome a nécessité la plus ambitieuse des préparations. Les décors qui ont servi à tant de péplums ont été en grande partie réaménagés. Car le principal objectif de ses créateurs était de mettre sur pied une fiction qui suinte l’authenticité. Un spécialiste de l’Antiquité, le documentariste britannique Jonathan Stamp, fut donc recruté pour veiller au grain. « Nous tenions avant tout à casser le mythe cinématographique d’une Rome toute blanche et immaculée. La ville ressemblait d’évidence beaucoup plus à une vaste métropole du tiers-monde, dangereuse, sale et surpeuplée, qu’à un quartier huppé de Miami avec ses marbres briqués, explique Stamp. Nous ne voulions pas simplement veiller au respect des faits et des personnages historiques, nous tenions à accorder une attention particulière au moindre détail et à tout ce qui constituait le quotidien du peuple romain. »
Alors que Mel Gibson n’a pas hésité à tourner La Passion en araméen, on peut sourire de retrouver des comédiens, britanniques dans leur immense majorité, s’exprimer dans la pure tradition des acteurs shakespeariens. N’empêche, l’Irlandais Ciaran Hinds (prodigieux en César) ou l’Ecossais Kevin McKidd, au hasard, prêtent moins à sourire que les risibles tirades de Brad Pitt dans Troie ou les cultissimes répliques kitsch de Tony Curtis dans Spartacus autrefois. « L’Histoire de notre pays est trop récente pour que les acteurs américains soient crédibles dans des films antiques, raconte Anne Thomopoulos. Et puis, surtout, la présence de tous ces comédiens britanniques, par ailleurs peu connus du grand public, apporte une alchimie unique à l’ensemble. » Si les acteurs viennent d’outre-Manche, les réalisateurs sont tous des piliers des séries phares qui ont fait la gloire de HBO, comme Tim Van Patten (The Sopranos, Sex and the city) et Alan Poul (Six Feet under) entre autres. Tout en respectant l’univers et les éclairages (sombres avec une dominante rouge sang) définis dans le pilote réalisé par le vétéran Michael Apted, ils perpétuent dans cette série le style novateur, au réalisme soigné, qui a fait la marque de fabrique de la chaîne câblée. Et contrebalancent admirablement le jeu si british des acteurs.
Dans Rome, tout est question d’équilibre. Un dosage précaire qui fait la réussite de la série pour les uns, mais nourrit le désappointement des sceptiques. Certains reprochent à la série un excès d’académisme en collant de trop près aux faits, d’autres trouvent, au contraire, que l’argument historique n’est que le prétexte à une accumulation de séquences provocatrices et racoleuses. Le tort des auteurs serait alors d’avoir voulu concilier la majesté et la rigueur du Jules César de Joseph Mankiewicz avec l’approche plus triviale et charnelle du Caligula de Tinto Brass.
L’Histoire est assez scrupuleusement respectée, les personnages de Pompée, Brutus, Crassus ou le troublé et troublant jeune Octave sont convaincants. Mais ce sont les personnages plus fouillés des deux légionnaires qui rendent la série enthousiasmante. Lucius Vorenus (Kevin McKidd, tout en force contenue), impitoyable modèle de droiture, accroché jusqu’à l’absurde à son honneur dans un monde sans morale, et Titus Pullo (Ray Stevenson, imposant et jovial), soudard excessif, généreux, brutal, aussi vaillant qu’impulsif, forment un superbe duo dramatique, deux frères ennemis, jamais en paix, torturés par leur conscience.
Rome est certes moins intense et magistrale que Les Soprano, moins diabolique et pervers que Deadwood. Il serait cependant avisé de prendre cette série pour ce qu’elle est : un formidable divertissement épique ancré dans une palpitante réalité historique. Pourquoi bouder son plaisir ?